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14 mars 2022

Entre un habit et 10 aunes de toile : Le problème de l’équivalent, par Frank Grohmann 13 Mars 2022

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Entre un habit et 10 aunes de toile : Le problème de l’équivalent, par Frank Grohmann
13 Mars 2022

Entre un habit et 10 aunes de toile : Le problème de l’équivalent

Frank Grohmann

*

« C’est ceci dont il s’agit, et ceci qu’à la fin de cette leçon d’aujourd’hui, je veux introduire : c’est que la métonymie est à proprement parler le lieu où nous devons situer ce quelque chose de primordial, ce quelque chose de primordial et d’essentiel dans le langage humain en tant que nous allons en prendre ici, à l’opposé, la dimension du sens, c’est-à-dire dans la diversité de ces objets déjà constitués par le langage où s’introduit le champ magnétique du besoin de chacun avec ses contradictions, la réponse que j’ai tout à l’heure introduite, ce quelque chose d’autre qui est ceci, qui va peut-être pouvoir paraître paradoxal, qui est la dimension de la valeur.

Et cette dimension de la valeur est proprement quelque chose qui a sa dimension du sens par rapport à elle. Elle se repose et s’impose comme étant en contraste, comme étant un autre versant, comme étant un autre registre. Si certains d’entre vous sont assez familiers, je ne dis pas du Capital tout entier — qui a lu Le Capital ! — mais du premier livre du Capital que tout le monde en général a lu, je vous prie de vous reporter à la page où Marx, au niveau de la formulation de ce qu’on appelle la théorie de la forme particulière de la valeur de la marchandise, dans une note, se révèle être un précurseur du stade du miroir. A cette page, Marx fait cette remarque surabondante dans ce prodigieux premier livre qui montre lui, chose rare, quelqu’un qui tient un discours philosophique articulé, et il fait cette proposition : qu’avant toute espèce d’étude des rapports quantitatifs de la valeur, il convient de poser que rien ne peut s’instaurer sinon sous la forme d’abord de l’institution de cette sorte d’équivalence fondamentale qui n’est pas simplement dans tant d’autres de toiles égales mais dans la moitié du nombre de vêtements ; qu’il y a déjà quelque chose qui doit se structurer dans l’équivalence toile-vêtement, à savoir que des vêtements peuvent représenter la valeur de la toile, c’est-à-dire que ce n’est donc pas en tant que vêtement qu’il est quelque chose que vous pouvez porter, qu’il y a quelque chose de nécessaire au départ même de l’analyse dans le fait que le vêtement peut devenir le signifiant de la valeur de la toile. Qu’en d’autres termes, l’équivalence qui s’appelle valeur tient proprement à l’abandon de la part d’un ou de deux des deux termes, d’une partie également très importante de leur sens.

C’est dans cette dimension que se situe l’effet de sens de la ligne métonymique, ce qui nous permettra dans la suite de trouver à quoi sert cette mise en jeu de l’effet de sens dans les deux registres de la métaphore et de la métonymie ; en quoi ils se rapportent, du fait de cette commune mise en jeu, à une dimension, à une perspective qui est celle essentielle qui nous permet de rejoindre le plan de l’inconscient. C’est ce qui rend nécessaire que nous fassions appel précisément, et d’une façon centrée autour de cela, à la dimension de l’Autre en tant qu’il est le lieu, le récepteur, le point pivot nécessaire de cet exercice. »

Jacques Lacan, Les formations de l’inconscient, 27 novembre 1957.


Cette première mention des travaux de Karl Marx dans le séminaire de Jacques Lacan, qui se tient alors depuis cinq ans, a de bonnes raisons de mériter notre attention.

Non pas parce que Lacan insinue ici que certains de ses auditeurs sont « assez familiers » avec le premier livre du Capital, « que tout le monde en général a lu » — ce qui est toutefois contredit dans la foulée par un soupçon en forme de clin d’œil : qui a déjà lu les trois livres ?

Ce n’est pas non plus à cause de l’éloge exubérant que fait Lacan du « discours philosophique articulé » qu’on trouve dans le premier livre (« rare », « prodigieux », « surabondant ») du Capital, — un début de cantique auquel Marx lui-même n’aurait sans doute pas eu envie de se joindre ! Car enfin, son analyse de la loi du mouvement économique de la société moderne ne touche-t-elle pas d’abord de la manière la plus sensible au fondement de tout discours philosophique [1] ?

Si nous faisons donc bien de suivre attentivement la référence du psychanalyste au théoricien de la critique de l’économie politique, c’est à cause de la mention qu’il fait de la « dimension de la valeur ». Cette référence peut être décomposée de la manière suivante : 1/ la dimension de la valeur est primordiale et essentielle dans le langage humain ; 2/ la dimension de la valeur se situe dans le lieu de la métonymie (distinct de celui de la métaphore) ; 3/ la dimension de la valeur s’oppose ou est en opposition avec la métaphore. 5/ au niveau de la formulation de la théorie de la forme valeur relative de la marchandise, Marx se révèle dans une note de bas de page comme précurseur du stade du miroir.

Les points 1/, 2/ et 3/ concernent la propre théorie de Lacan dans ce contexte : le langage humain, la distinction entre métaphore et métonymie, la place de la question du sens. Le point 5/ ne concerne pas moins la théorie lacanienne, mais Lacan prend ici Marx comme garant : qui l’eût cru — Marx a donc déjà parlé du « stade du miroir » (lacanien) ! Tous ces aspects ont pour condition préalable le point 4/, à savoir : la lecture par Lacan des passages du premier livre du Capital (qui traite du processus de production du capital) auxquels il se réfère ici.

Notre commentaire commencera donc ici et portera principalement sur ce point (1.) ; nous conclurons ensuite sur les autres points mentionnés (2. et 3.).

1) Nous nous intéressons ici à des passages du premier chapitre de la première section (« Marchandise et argent »), où Marx traite de « La marchandise » en distinguant, sous quatre titres principaux, les deux facteurs de la marchandise, la valeur d’usage et la valeur (substance de la valeur et grandeur de la valeur), en soulignant le double caractère du travail représenté dans les marchandises, en nommant la forme de la valeur ou valeur d’échange et enfin en dégageant le caractère fétiche de la marchandise et son secret. Marx part de la forme simple, individuelle ou accidentelle de la valeur, passe ensuite à la forme totale ou déployée de la valeur, puis à la forme générale de la valeur, avant d’en venir à la forme argent.

Dans ce contexte, le commentaire de Lacan s’articule autour de l’opposition entre le « vêtement » et la « toile », que Marx introduit pour mettre en évidence le « point de départ » autour duquel tourne la compréhension de l’économie politique, à savoir la « nature bifide du travail contenu dans la marchandise ». « Prenons deux marchandises », commence Marx, « par exemple un habit et 10 aunes de toile. Posons que le premier ait une valeur double de celle de la toile, en sorte que si 10 aunes de toile = V, l’habit = 2 V. » [2]  Il ne faut que cinq pages à Marx pour démasquer, à partir de là, ce « double caractère du travail représenté dans les marchandises » : il « constitue la valeur marchande » et il « produit des valeurs d’usage [3] ».  Nous y reviendrons.

C’est à ce traitement de la forme simple de la valeur que Lacan se réfère en particulier dans son commentaire : « Le secret de toute forme-valeur », poursuit Marx, « réside dans cette forme-valeur simple » : à savoir que « x marchandise A = y marchandise B » ou « x marchandise A vaut y marchandise B [4]. » À partir de là, Marx définit les deux pôles de l’expression de la valeur, la « forme-valeur relative » et la « forme-équivalent », comme suit : « Deux marchandises d’espèce différente A et B, la toile et l’habit dans notre exemple, jouent ici manifestement deux rôles différents. La toile exprime sa valeur dans l’habit, l’habit sert de matériau à cette expression de valeur. La première marchan­dise joue un rôle actif, la seconde un rôle passif. La valeur de la première marchandise est présentée comme valeur relative, ou encore, cette marchandise se trouve sous forme-valeur relative. La seconde marchandise fonctionne comme équivalent, ou encore, elle se trouve sous forme-équivalent [5]. » Pas de forme-équivalent, donc, sans forme-valeur relative : « Forme-valeur relative et forme-équivalent sont deux moments indissociables, qui font partie l’un de l’autre et se conditionnent mutuellement ; mais ce sont en même temps des extrêmes opposés qui s’excluent : des pôles de la même expression de valeur ; elles se répartissent toujours sur les différentes marchan­dises que l’expression de valeur réfère les unes aux autres. »  D’où l’on doit conclure, selon Marx, que « La valeur de la toile ne peut donc être exprimée que de manière relative, c’est-à-dire dans une autre marchandise. La forme-valeur relative de la toile implique donc que se trouve face à elle une autre mar­chandise quelconque sous la forme équivalent. Et par ailleurs, cette autre marchandise qui figure comme équivalent ne peut pas se trouver en même temps sous la forme-valeur relative. Ce n’est pas elle qui exprime sa valeur. Elle ne fait que fournir le matériau à l’expression de valeur d’une autre marchandise [6]. » Ou autrement dit : « La même marchandise ne peut donc pas se présenter simultanément sous les deux formes dans la même expression de valeur. Celles-ci au contraire s’excluent de façon bipolaire [7]. » D’où finalement la conclusion suivante : « Quant à savoir maintenant si une marchandise se trouve sous la forme-valeur relative ou sous la forme opposée d’équivalent, cela dépend exclusivement de la place qu’elle occupe chaque fois dans l’expression de valeur, selon qu’elle est la marchandise dont on exprime la valeur, ou au contraire celle dans laquelle de la valeur est exprimée [8]. » C’est donc ainsi que se structure le rapport d’échange entre les deux marchandises.

Marx examine ensuite de plus près la « forme-valeur relative » et la « forme-équivalent ». L’étude de la première commence par la question de savoir de quelle manière on peut découvrir « comment l’expression de valeur simple d’une marchandise se trouve dans le rapport de valeur de deux marchandises [9] ».  Selon Marx, ce rapport de valeur doit d’abord être considéré « de façon tout à fait indépendante de son aspect quantitatif » ; si l’on procède « de manière exactement inverse », comme c’est le cas la plupart du temps, « en ne voyant dans le rapport de valeur que la proportion dans laquelle des quanta déterminés de deux sortes de marchandises s’équivalent », on ne voit pas, poursuit Marx, « que les grandeurs de choses différentes ne deviennent quantitativement comparables qu’une fois réduites à la même unité. C’est seulement en tant qu’expressions de la même unité qu’elles sont des grandeurs de même nom, donc commensurables [10] ».

Nous sommes ainsi arrivés au passage du texte de Marx sur lequel Lacan s’appuie dans son commentaire, et que celui-ci reproduit comme suit : Marx montre ici, selon Lacan, que « rien ne peut s’instaurer sinon sous la forme d’abord de l’institution de cette sorte d’équivalence fondamentale ». Lacan n’est-il pas ici entièrement d’accord avec Marx ? D’autant plus que ce dernier ajoute au même endroit : « Que 20 aunes de toile = 1 habit, ou 20 ou x habits, c’est-à-dire, qu’un quantum donné de toile vale un grand nombre ou un petit nombre d’habits, toutes ces proportions sous-entendent toujours que la toile et les habits sont, en tant que grandeurs de valeur, des expressions de la même unité, des choses de la même nature. La base de l’équation c’est : toile = habit [11]. »

Il vaut la peine d’y regarder de plus près. Lacan a certes raison lorsqu’il dit qu’il « cette sorte d’équivalence fondamentale qui n’est pas simplement dans tant d’autres de toiles égales » ; et aussi lorsqu’il en conclut que « qu’il y a déjà quelque chose qui doit se structurer dans l’équivalence toile-vêtement, à savoir que des vêtements peuvent représenter la valeur de la toile ». Mais selon Marx, cette structuration, comme nous venons de le voir, loin de déboucher sur une simple « équivalence toile-habit » (Lacan), s’avère plus complexe ; car en ce qui concerne leur rapport d’échange, soit la toile, soit l’habit est l’équivalent, mieux : soit l’une, soit l’autre marchandise a pris la forme d’un équivalent par rapport à l’autre marchandise, qui se trouve (donc) sous forme de valeur relative. L’équivalent (Marx ne parle pas d’ « équivalence ») n’est toujours que d’un côté et dépend en même temps de l’autre côté des deux pôles de l’expression de la valeur. Ainsi, chez Marx, les « habits » ne représentent que « la valeur de la toile » (Lacan), dans la mesure où deux formes sont à la fois les deux moments (associés, interdépendants, inséparables) et les extrêmes ou pôles (s’excluant mutuellement, opposés) de la même expression de la valeur. Si, selon Marx, la valeur ne peut être exprimée que de manière relative, c’est dans le sens où la forme relative de la valeur d’une marchandise (la toile) suppose qu’une autre marchandise se trouve par rapport à elle (cette toile) dans la forme-équivalent.

C’est bien sûr l’expression formelle de Marx « toile = habit » qui peut facilement jouer un tour au lecteur et qui favorise ici une imprécision non négligeable du côté de Lacan. Mais : si « toile = habit », comme l’écrit Marx, est la « base de l’équation » — une équation comme base d’une équation ? — cela n’est valable qu’à condition que cette base, selon lui, ne puisse jamais être saisie d’un seul coup d’œil, c’est-à-dire des deux côtés à la fois. En d’autres termes, il faut deux tentatives successives, chacune ne portant que sur un côté de l’équation (apparemment doublée), c’est-à-dire ne pouvant saisir que l’une des deux équations.

Partant de là, à ce stade, la conception de Lacan de « toile = habit » de Marx comme « équivalence fondamentale » reste (trop) imprécise :

D’une part, parce qu’elle ne problématise pas la logique de la réduction, sur la base de laquelle, chez Marx, les grandeurs de différentes choses deviennent quantitativement comparables. Lorsque Marx formule « toile = habit est la base de l’équation », ce signe d’égalité ne se trouve que sur la base d’une réduction des grandeurs de différentes choses à la même unité, à savoir : la « valeur ». L’impression de cette duplication (quasi folle) de l’équation est due à ce double signe d’égalité (pour ainsi dire rationnel). En fait, ces signes d’égalité ne concernent pas la même équation : le premier rend la marchandise sous forme de valeur relative égale à la marchandise sous forme d’équivalent, le second rend la réduction des grandeurs de différentes choses égale à une seule et même unité, la grandeur de valeur.

D’autre part, Lacan ne tient pas compte du fait que les deux marchandises « mises à égalité qualitative ne jouent pas le même rôle. » Car, comme l’explique Marx : « Seule est exprimée la valeur de la toile. Et comment ? Par sa relation à l’habit, considéré comme son ˝équivalent˝ ou comme ˝échangeable avec elle˝. Dans ce rapport, l’habit est pris pour forme d’existence de valeur, chose-valeur, car c’est seulement en tant que telle qu’il est la même chose que la toile. D’un autre côté, l’être-valeur propre de la toile est mis en évidence ou acquiert une expression autonome, puisque c’est seulement en tant que valeur qu’elle peut-être référée à l’habit comme à quelque chose de même valeur ou échangeable avec elle [12]. »

La théorie de la valeur de Marx présuppose donc les distinctions nécessaires entre chose-valeur, être-valeur et grandeur de valeur. Mais le long des paraphrases de Lacan, ces contours de la « dimension de la valeur » (Lacan) ainsi structurée s’estompent, et ce d’autant plus, c’est notre thèse maintenant, que Lacan oublie complètement ce point autour duquel, selon Marx, « tourne la compréhension de l’économie politique » (voir ci-dessus).

Car c’est finalement uniquement autour de ce « point» que Marx aborde le rapport d’échange entre deux marchandises et pose la question de savoir ce que signifie l’équation « 1 habit = 10 aunes de toile ». La réponse est : « Qu’il existe quelque chose de commun et de même dimension dans deux choses différentes [13] » ! Dit un peu autrement : « Les deux choses », 1 habit et 10 aunes de toile, « sont donc égales à une troisième, qui n’est en soi ni l’une ni l’autre ». C’est-à-dire : « Chacune des deux », 1 habit et 10 aunes de toile, « dans la mesure où elle est valeur d’échange, doit donc être réductible à cette troisième » : « il faut réduire les valeurs d’échange des marchandises à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent une quantité plus ou un moins grande [14] ».

Cette chose en commun ou ce tiers ne peut donc pas être une « propriété naturelle… géométrique, physique, chimique ou autre » des deux marchandises, car : leur réduction à cette chose en commun ou  ce tiers — également appelée « abstraction de la valeur d’usage » — efface toute qualité sensible du produit du travail. En d’autres termes, elle consiste en la réduction de différentes formes concrètes de travail à du « travail humain identique, à du travail humain abstrait [15] ».

Ainsi est clairement désigné le « point » essentiel de Marx pour la compréhension de l’économie politique en général, point que Lacan semble avoir oublié le soir du 27 novembre 1957 : certes, tout travail est « dépense de force de travail humaine », mais « en tant que travail contenu dans la marchandise », il est de « nature double », et « en tant que travail représenté dans la marchandise », il a pris un « double caractère » (cf. ci-dessus) : en tant que travail utile concret, il produit des valeurs d’usage en tant que travail humain identique ou travail humain abstrait, il constitue la valeur de la marchandise [16].

Mais cela ne se fait pas sans que les corps des marchandises soient revêtus d’une « objectivité fantomatique [17] », qui leur sera désormais attachée comme une seconde peau, aussi bien en tant que « simple gelée de travail humain indifférencié » que comme « cristallisation de cette substance sociale, qui leur est commune [18] ».

L’équation « 1 habit = 10 aunes de toile » renferme donc en elle le commun qui se présente dans le rapport d’échange de la marchandise : la valeur. « 1 habit » et « 10 aunes de toile » sont des « valeurs — valeurs marchandes », mais seulement dans l’objectivité fantomatique d’une substance sociale qui leur est commune : le travail abstrait. Cette réponse à la question de savoir ce que dit cette équation entraîne inévitablement la question suivante : « Comment alors mesurer la grandeur de sa valeur ? » Toute approche de la théorie marxienne de la valeur qui oublie l’élaboration que Marx fait suivre de cette deuxième question ne peut que déformer indûment la « dimension de la valeur » (Lacan) dans la modernité productrice de marchandises. Comme une valeur d’usage ou un bien n’a donc de valeur que parce que le travail humain abstrait est objectivé ou matérialisé en lui, la réponse à la question de savoir comment mesurer la grandeur de la valeur doit être : « Par le quantum de ˝substance constitutive de valeur˝ qu’elle contient, par le quantum de travail [19]. »

2) Il reste maintenant à savoir comment expliquer que Lacan se soit laissé distraire à ce point par le « point » de Marx. Il y a de bonnes raisons de penser que la réponse se trouve tout simplement dans le fait que le point de chute de Lacan était différent le soir du 27 novembre 1957.

En effet, lorsque Lacan formule que la structuration de l’équivalence toile-habit, nécessaire pour que les habits puissent représenter la valeur de la toile, s’accompagne du fait que l’habit « peut devenir le signifiant de la valeur de la toile », ce n’est pas seulement son point saillant qui se révèle ici comme théorie du signifiant — élément essentiel du projet de renouveler de l’intérieur les fondements de la psychanalyse, dans la mesure où ceux-ci se trouvent dans le langage — pour l’élaboration duquel Lacan s’appuie à cette époque sur la linguistique structurale ; mais la « valeur » dont il est question ici se révèle être un concept linguistique qui ne doit pas être confondu avec le concept de valeur de Marx [20].

C’est donc sur cet arrière-plan, et donc pas sur celui de l’analyse de la forme simple de la valeur qu’effectue Marx, qu’il faut comprendre ce que Lacan explique ensuite sur la « dimension de la valeur » (voir ci-dessus). Et c’est sur ce même fond que nous devons lire l’affirmation de Lacan selon laquelle, d’une part, la dimension de la valeur est « à l’opposé » de « la dimension du sens » et, d’autre part, « l’équivalence qui s’appelle valeur tient proprement à l’abandon de la part d’un ou de deux des deux termes — 1 habit, 10 aunes de toile — d’une partie également très importante de leur sens. »

La confusion qui résulte de ce point de départ de Lacan entre cet abandon d’une partie très importante du sens des termes en jeu (Lacan) et cette réduction des grandeurs de différentes choses à la même unité (Marx) doit, pour ne pas risquer de tomber dès le premier pas dans l’un ou l’autre piège homologique, être évitée à chaque nouvelle tentative de vouloir mettre en relation les catégories de la critique marxienne de l’économie et de la critique psychanalytique de la conscience (R. Kurz). Il faut d’abord la rétablir, puis, en ce qui concerne les étapes ultérieures, l’éviter à chaque fois.

3) À partir de là, nous voulons bien admettre que Lacan a adressé plus d’un clin d’œil lorsqu’il a voulu utiliser Marx comme « précurseur » de son stade du miroir.

Regardons de près : son analyse conduit Marx à la phrase suivante : « Grâce au rapport de valeur, la forme naturelle de la marchandise B devient donc la forme valeur de la marchandise A ou encore le corps de la marchandise B devient le miroir de valeur de la marchandise A [21] ». Elle est suivie dans le Capital de la note de bas de page suivante, à laquelle Lacan se réfère : « À certains égards, il en va de l’homme comme de la marchandise. Comme il ne vient pas au monde muni d’un miroir, ni de la formule du Moi fichtéen, l’homme se regarde d’abord dans le miroir d’un autre homme. C’est seulement par sa relation à l’homme Paul son semblable, que l’homme Pierre se réfère à lui-même en tant qu’homme. Mais ce faisant, le Paul en question, avec toute sa corporéité paulinienne en chair et en os, est également reconnu par lui comme forme phénoménale  du genre humain. »

Dans le meilleur des cas, Lacan répond ici par une remarque amusante à une blague de Marx lui-même. Car, comme toujours, le miroir séduisant arrive ici aussi à tromper, et devient en apparence le « fondement de l’équation » (voir ci-dessus) de Pierre et Paul, mais recouvre en réalité un rapport d’équivalence trop mal saisi dans le reflet. Car, encore une fois avec Marx, le miroir n’est pas entre les deux, mais seulement d’un côté de l’équation ! Mais que se passe-t-il si la plaisanterie de Marx ne peut pas être transposée à Lacan ? Alors nous ne pourrons pas non plus saisir ce qui se trouve sérieusement entre l’homme et la marchandise, à savoir : l’hypothèse psychanalytique de l’inconscient.

Frank Grohmann, 3 mars 2022

Ceci est une version écrite du séminaire « Psychanalyse et Capitalisme » qui s’ est tenu le 12 mars 2022 au Café Plume, Warthestr. 60, 12051 Berlin.

Version allemand (PDF)

Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme


[1] Voir la confrontation de Marx avec Proudhon dans Misère de la philosophie, 1847.

[2] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993, p.47.

[3] Ibid., p. 53.

[4] Ibid., p. 55.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 56.

[8] Ibid.

[9] IbidJe souligne.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 57.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 41. Je souligne.

[14] Ibid., p. 41-42. Je souligne.

[15] Ibid., p. 43. Je souligne.

[16] Ibid., p. 52. Voir plus haut.

[17] Ibid., p. 43.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 43.

[20] Voir : F. Rastier (2002), « Valeur saussurienne et valeur monétaire », L’information grammaticale, 95, 2002, S. 46-49 ; L. Depecker (2012), « L’élaboration du concept de « valeur » dans les manuscrits saussuriens », Langages, 2012/1 (n° 185), S. 109-124 ; A. d’Urso (2015), « Théories économiques et sémiotiques de la valeur. Une approche homologique et une proposition inédite », SynergiesItalie, n° 11, 2015, S. 37-49.

[21] Ibid., p. 60.

 

Tag(s) : #Matériaux théoriques (extraits - textes)
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